Inventer l’actualité La construction imaginaire du monde par les médias internationaux

Laurent Gervereau
 [1]
éditions La Découverte, novembre 2004
résumé par Sandrine Muller, chargée de mission HCCI

Les sources de l’information sont concentrées entre les mains de quelques pays et les contraintes de "l’info spectacle" poussent à l’utilisation d’images réductrices qui paralysent la réflexion. Dès lors, l’actualité diffusée occulte davantage le monde qu’elle ne le révèle. A partir du Baromètre européen des médias, l’auteur présente un état des lieux d’une actualité plus "inventée" que fidèle à la réalité, dans laquelle pluralité de points de vue, réflexion et débats manquent dangereusement.

Notre compréhension de la planète est suspendue au reflet que délivre le condensé proposé par les journaux télévisés (JT) ou la une des quotidiens tant l’actualité a pris une place démesurée dans nos imaginaires. Pourtant, ce condensé est un choix opéré parmi des milliards d’informations et il apparaît comme une évidence tant la polarisation, nationale ou internationale, est totale. Il est fait d’"images-symboles-chocs" qui paralysent la réflexion et atteignent nos affects les plus profonds quand des images puissantes (souffrance, misère) sont en jeu. Fruit de pratiques imputées aux contraintes du format, de la vitesse ou de la recherche d’un public large, il forge l’illusion d’un accès au monde quand « ce n’est pas la planète qui est montrée mais la manière de regarder la planète depuis un endroit (réf p.34) ».

Le constat autorisé par l’analyse des données recueillies par le Baromètre européen des médias ne doit pas conduire à considérer comme erroné tout ce qui est émis ou à rechercher une vérité absolue, mais doit ouvrir des perspectives, permettre de vrais débats et aider à la transformation des pratiques afin de préserver la diversité et offrir un choix réel entre les conceptions différentes de notre rapport au monde.

Les trois leçons du Baromètre européen des médias

Le Baromètre européen des médias est un outil permettant d’analyser le contenu des médias. Plus spécifiquement, ce sont cinq pays européens qui ont été choisis pour référence : Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni, avec à titre de comparaison l’étude de l’Algérie et des Etats-Unis. C’est le contenu de l’image et son contexte (commentaires, source, etc.) qui est retenu, excluant donc les radios. L’analyse du contenu de journaux télévisés d’au moins trois chaînes et de la une de cinq quotidiens dans chaque pays, de mars 2003 à décembre 2004, permet de tirer trois grandes leçons.

Une vision occidentale du monde

La circulation mondiale des images dans les médias de masse est tenue essentiellement par quelques agences des États-Unis ou de l’Europe de l’ouest, ce qui induit des sujets puisés dans un stock limité d’images fabriquées par peu de personnes. Ce sont donc les agences occidentales qui décident que tel événements sera ou non "couvert". Les reportages locaux (Asie, Afrique, Amérique du Sud, Océanie) n’ont droit à une diffusion mondiale qu’en cas de catastrophe ou de guerre, quand seuls les locaux ont pu saisir des images. « A quand des reportages brésiliens, sud-africains ou chinois sur leurs propres pays ou sur la manière dont ils voient les États-Unis, Paris ou l’Australie ? (réf p.62) »

Par ailleurs, la part du JT consacrée à l’actualité nationale est toujours prépondérante : une moyenne de 25% du JT se concentre sur l’actualité internationale, l’écart variant de 17% (Canale 5 italienne) à 50% (TVE1 espagnole). A quoi s’ajoute la déformation nationale dans le traitement de ces actualités internationales : « Ce qui se passe pour les jeux Olympiques (où chaque pays ne s’intéresse principalement qu’au sport de ses propres sportifs) se reproduit à l’identique pour la politique étrangère (réf p.74). »

L’information sur l’international est donc réduite en temps et en qualité, et fortement orientée.

Le règne de l’info-pub

C’est le format qui produit le contenu. L’information pour "accrocher" doit intégrer un format type : tout ce qui manque de relief, de scandale, n’est pas sexy ou trash à toutes les chances d’être éliminé. Cette scénarisation fabrique un sens qui déforme l’information en poussant à la problématisation (chercher ce qui ne va pas quand cela va bien), aux louanges convenues sur des sujets tabous sans enquête véritable (antiracisme, charité) et à une surexposition des sujets visuels immédiatement compréhensibles (catastrophes, accidents) au détriment d’événements plus complexes et difficiles à couvrir au regard du temps imparti.

La valeur intrinsèque de l’information (informations nouvelle, exclusivité), sa valeur documentaire (enquête, travail sur le sujet) et son analyse (commentaires, opinion) sont perverties par la course à l’audimat opérant une uniformisation pernicieuse sur la manière de regarder le monde.

La presse écrite semi-vampirisée

La presse (comme la radio) compense les faiblesses de la télévision grâce à son format plus adapté aux analyses. Elle sait encore bousculer ses unes et construire de vrais dossiers : l’info-pub la concerne moins (part plus faible que dans les JT des titres et articles de unes consacrés aux catastrophes naturelles, par exemple). A ce titre, elle joue un rôle essentiel et primordial de diversification.

Cependant, le choix de ses unes, même pour les questions internationales, restent axé sur le national (les grèves françaises n’intéressent pas les Allemands et les otages allemands en Algérie n’intéressent pas les Français, par exemple) et lorsque une actualité internationale spectaculaire mobilise l’attention des JT, elle s’oblige à suivre pensant « ne pas pouvoir se permettre un trop grand décalage par rapport à la focalisation télévisée de l’opinion publique [...] quand bien même elle estimerait que cet "embarquement général" est un leurre (réf p.44). »

Ce constat est le résultat d’un certain nombre de pratiques qui conditionnent l’information minoritaire.

Les écueils de l’information minoritaire

Un globe pour les trois quarts masqué

Des zones entières de la planète n’intéressent personne tant qu’elles ne produisent pas d’événements pouvant s’inscrire dans le marché de la douleur ou de l’Eden. Ainsi de la comparaison des 3 JT français du 10 octobre 2003 : l’actualité essentiellement nationale couvre le Moyen-Orient à cause du conflit en Irak, le reste du monde est absent.

Les journaux des 8 et 9 octobre 2003 de CNN, dont le format impose 70% de sujets mondiaux, propose : l’Europe couverte pour des sujets variés, le Canada absent, le Moyen-Orient présent à cause de l’Irak et du terrorisme (à d’autres dates à cause du conflit israélo-palestinien), l’Afrique subsaharienne totalement absente, l’Amérique latine présente à cause du terrorisme, l’Asie et l’Océanie (Australie) présentes uniquement pour des questions financières. Dans ces conditions, l’information mondiale occulte plus qu’elle ne révèle.

Satisfaire les demandes

Ce n’est plus le résultat d’un reportage de terrain qui fabrique l’information mais une commande spécifique attendue : le reporter sous commandite compose une démonstration avec les images qu’il sait devoir rapporter pour “passer”.

Principe illustré par cette anecdote circulant dans les écoles de journalisme : un rédacteur en chef envoie un reporter faire un sujet sur la sécheresse ; celui-ci rapporte une interview montrant toujours le même champ ; le rédacteur en chef trouvant cela trop statique, le reporter répond : « oui mais c’était le seul champ sec ! ».

Par ailleurs, des raisons financières limitent les reportages à la proximité géographique ou à la récupération d’images et de dépêches d’agences coupées et déformées. « Si les reporters jouissaient d’une marge de manœuvre leur permettant de disposer de durée variable en fonction de ce qu’ils découvrent sur le terrain, ils ne seraient pas obligés de comprimer une actualité riche et complexe. […] Les rédacteurs en chef n’imaginent même plus qu’il serait possible - voire plus efficace pour accrocher le spectateur - d’adapter les formats à l’actualité (réf p.68). »

Informer sur rien

Le temps de non-événement ou de cristallisation événementielle instaure le régime du remplissage, ou comment informer quand on n’a aucune nouvelle à communiquer.

Ainsi de cet exemple type tiré du JT du 10 novembre 2003 de la chaîne catalane TV3 : un trou apparu brutalement près d’un immeuble de la rue de Saragosse permet un ballet de témoignages-remplissages sans information véritablement fiable. Un passant-ouvrier-habitant (témoin), un politique (responsable), un expert (urbaniste) et la synthèse du reporter graduent les supputations : émotion, arguties, démonstration hypothétique, mais concrètement aucune nouvelle information.

Les marronniers - sujets obligés de l’actualité, souvent liés aux saisons - semblent incontournables : inimaginables de ne pas traiter tous les ans les départs en vacances, les examens des jeunes, les fêtes nationales, le prix de l’immobilier, etc. Le danger réside ici dans l’invention d’une actualité en “gonflant” un événement et en problématisant à partir de rien.

Simplification et caricatures

Un reportage sur les conditions de vie des pêcheurs sera vu avec une musique sinistre, comme révélant un métier difficile, avec une musique enjouée, comme la poursuite de traditions artisanales locales. Il est donc facile de forcer le sens, de livrer des conclusions univoques et, subrepticement, de franchir les frontières entre information et fiction.

Dans cet ordre d’idée, la trop grande simplification des messages réalise un étiquetage qui forge les caricatures. Ainsi de l’assimilation des pays à une actualité donnée : si les opinions publiques découvrent l’existence du "Darfour" au Soudan le 1er juillet 2004, c’est avec les mots "catastrophe humanitaire" et "génocide". Jusque là "inconnue" une région sort du néant, mais pour être stigmatisée par cette reconnaissance cauchemardesque.

Ce type d’association fonctionne également pour les individus. C’est la popularité médiatique d’une personne qui lui donne droit à la parole : « un petit livre hâtivement rédigé par une personne médiatiquement connue (ce qui ne veut pas dire scientifiquement reconnue) dispose d’une parole exclusive laissant place à de beaux parleurs ayant réponse à tout dans l’approximation la plus totale sans jamais avoir travaillé sur rien (réf p.118). »

Invention de l’actualité

La recherche à tout prix de l’info-spectacle peut conduire aux dérapages, d’autant plus que le nombre croissant d’informations et leur vitesse accélérée de circulation augmentent le risque de dissémination de fausses nouvelles. Dans l’info-spectacle, une équipe de tournage ne se déplace pas pour montrer que les choses se passent bien. Ainsi orienté, un reportage sur le voile dans un lycée français en vient à causer de nombreux dégâts entre les communautés au sein de l’établissement quand à l’origine il n’y avait ni problème de voile, ni affrontements.

Pour valoriser son sujet ou correspondre aux représentations dominantes, l’emphase peut véhiculer des rumeurs alarmistes, fussent-elles fausses. Ainsi, en France, la couverture de la chute de Ceausescu en décembre 1989 conduisant presse écrite et télévision confondues à la fabrication d’un charnier, que même un témoin tel Bernard Kouchner, affirmant l’impossibilité du nombre de morts annoncé, ne pouvait contester.

De même, de la dramatisation réalisée pour faire durer l’événement qui accroche : cinq jours après le tremblement de terre algérien, la TV allemande ARD1 couvre l’information d’une brève composée d’images de pelleteuses et de critiques sur la reconstruction. Six jours après, la chaîne française France 3, affiche une reporter sur place près de réfugiés : « Alors il faut suivre le père paraît-il sous “antidépresseurs” (d’après la journaliste) et en “suractivités”. Il accepte en fait de montrer à l’équipe les ruines de sa maison – ce qui est toujours d’une grande délicatesse. Mais notre reporter en conclut d’un ton dramatique, devant ces gens dignes qui se serrent les coudes – pas un cri, pas un pleur, des sourires – à l’urgence d’une “aide psychologique qui ne vient pas”, sans même pouvoir penser que des sociétés entières ont réagi pendant des siècles à des drames, sans avoir idée de ce que pouvait être une “aide psychologique”, et que l’amour collectif de tout un quartier, courageux et digne, valait mieux que n’importe quel pansement artificiel. Cela permet en tout cas au présentateur, devant la dramatisation (alors qu’il n’y a plus rien à dire de nouveau sur l’événement), d’annoncer dans la foulée la soirée spéciale du lendemain.(réf p.136) »

Mais l’information réelle, factuelle s’il en est, que constituait le bilan réel de la catastrophe (tenant compte des morts enfouis) sera occultée par presque toute la presse française et algérienne au détriment du seul bilan officiel, soit 2 200 morts au lieu de quelques 5 000 morts.

L’info spectacle aux mains des terroristes

Le média-terrorisme né avec le 11 septembre répond pleinement à l’info spectacle ou info pub : une narration cinématographique - succession de bombes dans des endroits différentes, y compris celles qui n’explosent pas et entretiennent un suspens du "quand cela s’arrêtera-t-il ?" - fait subitement l’actualité de la planète. Un scénario façonné, contrôlé et dirigé par des terroristes qui s’accaparent ainsi les médias. « Retournant les méthodes occidentales, ils les phagocytent dans une publicité planétaire sans précédent. Revanche de ceux qui s’estiment caricaturés par une pensée occidentale centrale à la télévision et sur Internet ? (réf p.115) »

Conclusion

La multiplicité impressionnante d’informations laisse croire à une accession sans limite au monde. En fait, ces informations sont assez limitées, quand elles ne relèvent pas d’"une forme de néo-colonialisme de l’information".

Interroger les médias sur ce qu’ils disent et montrent et discréditer ceux qui donneraient des informations non scrupuleuses pourrait être la réaction d’un public fatigué d’une connaissance des autres trop souvent réduite à la caricature. En demande de ce réel savoir, chacun pourrait chercher « de vraies perspectives dans une Bourse mondiale des sujets proposés non pas par les seuls Occidentaux, mais vraiment par tous les continents. […] A quand des multiprésentateurs pour des multireportages dont les conditions seraient expliquées ? (réf p.154) ».

Notes

[1Historien, spécialiste de l’image politique et président de l’Institut des images de paris. Auteur de nombreux ouvrages qui appréhende les événements à travers leurs représentations photographiques et artistiques : Voir, comprendre, analyser les images (La Découverte, 1994), Les Images qui mentent : histoire du visuel au XXe siècle ( Seuil, 2000), La Propagande par l’affiche (Syros, 2002), Les Images qui changent le monde (Seuil, 2003)