Comment l’agriculture intensive tue les sols

Le numéro 47 (Mars 2008) de La Décroissance contient un article édifiant (De l’importance des vers de terre, p10-11) sur les conséquences désastreuses des méthodes de production intensives de l’agriculture "moderne" sur les sols qui y sont soumis. Voici quelques extraits de ce qu’on y apprends de la bouche de Claude et Lydia Bourguignon, agronomes et micro-biologistes :

...Il y a des sols très bons pour les pommes ou pour les légumes sur lesquels on cultive du maïs, alors que c’est une absurdité. Mais entendre cela pour un agriculteur est souvent un choc psychologique, car le choix des cultures ne se fait plus aujourd’hui en fonction de la terre ou du climat mais en fonction de ce qui est le plus subventionné. C’est le sol qui peut dire de quoi il a besoin comme adjuvants et ce qu’il peut produire, ce n’est pas Bruxelles, l’agriculteur ni la mode.

Les paysans ne savent donc plus comment leurs sols se portent ?
Ah non. Déjà, ils ne le connaissent pas. Il existe une infinité de sols différents, selon le climat, selon la nature géologique, selon les plantes qui y poussent. Mais le plus souvent, leur sol est complètement mort.

Qu’est-ce qu’un sol « mort » ?
C’est une terre où il n’y a plus rien : plus de vers de terre, plus d’insectes, plus de faune. Alors qu’un sol vivant peut comporter jusqu’à 4 tonnes de vers de terre à l’hectare, il nous arrive de ne pas trouver un seul ver de terre dans certains sols. Tout est mort...

Qu’est-ce qui tue un sol ?
Les pesticides tuent les petites bêtes qui aèrent la terre. Or, ces bêtes permettent à la terre de capter l’oxygène dont a besoin la plante. Sans ces animaux, le sol se referme, l’air n’entre plus et la racine pourrit à l’intérieur. Du coup, on met des engrais en surface, et la plante ne se nourrit plus en profondeur...

Votre travail permet donc de se passer d’intrants chimiques...
Il faut bien comprendre que si l’on a séparé au début du xxe siècle les fonctions de docteur et celles de pharmacien, on n’a pas encore séparé les entreprises de conseil en agriculture et les fabricants d’engrais. L’agriculture conventionnelle pousse à mettre de l’engrais tout le temps. Mais que voulez-vous ? Le lobby phytosanitaire est un des plus grands lobbys du monde...

Quels sont les effets de cette chimie ?
Claude : Par exemple, dans les années 1950, les sols comportaient 2 tonnes de vers de terre par hectare dans les champs. Aujourd’hui, on en est à moins de 100 kilos par champ cultivé. Au total, tout confondu, 90 % de la faune des sols a disparu. Et cette dégradation est mondiale. L’herbicide le plus répandu est le Round-up, Monsanto en vend 6 milliards de litres par an. je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’empoisonnement de la planète que cela représente !

Quelles sont les conséquences de la mort des sols ?
La première conséquence est l’érosion. Aujourd’hui, le sol fout le camp. Au moindre orage, les rivières sont chargées de terre, ce qui n’est pas normal du tout. Avant, les rivières n’étaient jamais boueuses comme cela. Les plantes et les arbres retenaient la terre en bordure des rivières, et les sols captaient l’eau sans en être endommagés.

...Lydia : Si vous polluez l’air ou l’eau, vous y ajoutez quelque chose. Si vous arrêtez de polluer l’air et l’eau, l’atmosphère redevient respirable et les rivières propres. Pour le sol, ce n’est pas pareil. Si vous arrêtez de le polluer, il reste mort. Polluez le sol, et c’est un monde vivant que vous tuez, vous y enlevez la vie. Vous perturbez sa structure intime. C’est extrêmement long de revenir au point de départ. C’est très grave.

Il faut des mesures politiques ?
Ah oui, l’agriculteur dans son coin, il ne peut pas faire grand-chose. Mais il n’y a aucune volonté politique. Tous les vingt ans l’intensité de l’érosion double, et nous en sommes à peine à créer des « observatoires » de l’érosion. On fait culpabiliser le consommateur quand il prend un bain plutôt qu’une douche, alors que l’on ne s’attaque pas au pouvoir politique qui décide de faire du maïs dans les terres du Sud-Ouest. Pourtant 70 % de l’eau consommée en France est utilisée pour l’irrigation.

Une note optimiste pour finir ?
Lydia : Ah ! Les gens nous demandent toujours d’être optimistes, mais ce n’est plus possible. Quand on a commencé, on était optimistes, mais aujourd’hui, ce n’est plus possible. Il faut être adultes et lucides.
Claude : Tous les voyants sont au rouge, et pendant ce temps, on discute du sexe des anges ou du pouvoir d’achat... Croire que par un miracle technologique nous allons sauver cette civilisation, c’est faux.

P.-S.

Petite citation oubliée de Marx : "La production capitaliste perturbe le courant de circulation de la matière entre l’homme et le sol, c’est-à-dire qu’elle empêche le retour au sol de ces éléments que l’homme consomme afin de se nourrir et de se vêtir ; en conséquence elle fait violence au conditionnement nécessaire à une durable fertilité des sols. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste représente un progrès non seulement dans l’art de dépouiller le travailleur, mais dans celui d’appauvrir la terre ; toute amélioration temporaire de la fertilité des sols rapproche des conditions d’une ruine définitive des sources de cette fertilité. (...) C’est ainsi que la production capitaliste, en développant la technologie (...), ne fait qu’épuiser les sources originaires de toute richesse : la terre et les travailleurs." (Le Capital, livre I, chap. xv)
Visionnaire, non ?