Merchants of Doubt de Naomi Oreskes et Erik M. Conway

Merchants of Doubt
Naomi Oreskes et Erik M. Conway

Ces derniers mois, les médias français ont donné du poids à la mise en question des relations entre activités humaines et changement climatique, et à la crédibilité des méthodes employées pour observer ou modéliser l’évolution du climat.

La lecture de l’ouvrage co-écrit par les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Merchants ofDoubt, permet de prendre du recul sur cette controverse. Cette enquête décrypte la stratégie élaborée en Amérique du Nord, pour semer le doute dans le public et parmi les élus, dès lors qu’une réglementation environnementale était envisagée.

On retrouve les mêmes personnalités, tel l’ancien président de l’Académie des sciences américaine Frederick Seitz, les mêmes instituts comme l’Advancement of Science Coalition, le George C. Marshall Institute, les mêmes méthodes, et les mêmes résultats pour un ensemble de problèmes : impact sanitaire du tabagisme ou du DDT, pluies acides, destruction de l’ozone stratosphérique et à présent changement climatique.

Lobbies libéraux. Des lobbies industriels, allant de l’industrie du tabac (Philip Morris) aux compagnies pétrolières (American Petroleum Institute, Exxon...), ont ainsi financé des think tanks libéraux, et mis en œuvre une tactique bien établie pour discréditer les scientifiques, semer la confusion, promouvoir le doute. Des méthodes ont d’abord été testées lorsque les liens entre tabagisme et cancer ont été établis. Il s’agissait alors de propager le doute sur la qualité des recherches gouvernementales, d’insister sur les incertitudes liées aux multiples facteurs intervenant dans le déclenchement des cancers, et enfin d’insister sur les libertés individuelles, menacées par une réglementation publique. De même, pour contrer les études montrant le lien entre les pollutions industrielles et les pluies acides, ces groupes de pression ont souligné l’impact de facteurs naturels, comme le volcanisme.

Un petit groupe d’« experts indépendants », Frederick Seitz mais aussi Fred Singer ou Robert Jastrow, a ainsi été financé par ces think tanks. Reconnus dans leur domaine de recherche initial, ce sont des scientifiques influents, façonnés par la guerre froide et opposés à toute régulation publique, perçue comme « communiste » et portant atteinte au libre marché. Maîtres en relations publiques, ceux-ci ont multiplié les conférences pour répandre la suspicion sur les faits scientifiques jusqu’à la Maison Blanche. Une désinformation orchestrée désormais sur Internet.

Les auteurs ont construit leur analyse sur les pièces à conviction issues de ces groupes ultra-conservateurs. Ils ont remonté la piste des financements par des industriels et des fondations politiques hostiles à toute régulation. Merchants of Doubt témoigne de l’importance des faits scientifiques dans le débat public, et conduit à une réflexion sur la vulnérabilité de notre société face aux « marchands de doute ». Espérons que l’ouvrage soit prochainement traduit en français !

• PAR Valérie Masson-Delmotte,
paléoclimatologue au CEA.

p88 • La Recherche I NOVEMBRE 2010 • N° 446