Adresse à Jacques Chirac d’Aminata Traore

« Bienvenue au président français »
Elle nous a fait parvenir cette « Adresse à Jacques Chirac » qu’elle a rédigée à la veille de l’ouverture du sommet. Un porte-voix pour la protestation des peuples d’Afrique.

« Bienvenue au président français »
Elle nous a fait parvenir cette « Adresse à Jacques Chirac » qu’elle a rédigée à la veille de l’ouverture du sommet. Un porte-voix pour la protestation des peuples d’Afrique.
« Vous êtes parti de chez vous, vous êtes venu chez vous » sont les mots de bienvenue, Monsieur le Président, que votre homologue malien vous adressera, certainement, à votre arrivée
à Bamako, dans le cadre du 23e sommet des chefs d’État de France et d’Afrique.

Je me situe sur le même registre et vous souhaite, moi aussi, la bienvenue chez nous et chez vous. N’est-elle pas belle et remarquable d’ouverture ainsi que d’humanité, cette expression de l’hospitalité malienne ? (...).

Elle a surtout le mérite de nous plonger au coeur du débat sur les questions de territoires, de liberté de mouvements et d’identités, c’est-à-dire des migrations, qui constituent avec le terrorisme, les deux peurs de l’Occident.

Qui aurait pu penser que du projet de construction du village global prospère et libre d’accès à tous, sans distinction de race ni de religion, naîtrait un monde où dominent la peur de l’autre, l’ostracisme et le racisme ?
L’Afrique est la région du monde qui non seulement n’a rien à gagner dans le libre-échangisme, mais qui lui paie le tribut le plus lourd (...).

Nos économies avaient surtout besoin d’être consolidées de l’intérieur au lieu d’être livrées aux multinationales au nom d’une compétitivité dont nos pays n’ont ni les moyens ni la latitude.
Aux jeunes d’Afrique, l’Occident, qui fait de cette ouverture au marché une exigence, ne dit nullement « vous êtes parti de chez vous, vous êtes venus chez vous ».

Après avoir pris d’assaut et pillé les pays dont ils sont originaires, il se barricade tout en poursuivant la ponction à travers de faux accords de partenariats (...).

Les candidats à l’émigration, faut-il le rappeler, Monsieur le Président, sont surtout des sans voix ni droit à l’information sur les politiques macroéconomiques qui continuent d’appauvrir leurs pays.

Ils se recrutent parmi les paysans ruinés par la destruction de l’agriculture paysanne, les travailleurs aux salaires de misère quand ils n’ont pas été licenciés, les jeunes diplômés sans emploi, les petits commerçants désemparés par la concurrence sauvage et les mères de famille qui n’en peuvent plus de colmater les brèches ouvertes par les politiques néolibérales.

Le sort de la filière cotonnière est hautement édifiant quant au double jeu de vos pays et la dictature des institutions de Bretton Woods. L’Union européenne, dont votre pays est l’une des chevilles ouvrières, et les États-Unis d’Amérique s’octroient le droit de subventionner leur propre agriculture, c’est-à-dire de se doper dans le cadre d’une course qu’ils ont imposée aux plus faibles (...).

Ce sont vos multinationales qui, au nom d’une prétendue efficacité et rentabilité, absorbent les entreprises publiques, s’approprient à vil prix les matières premières qui appartiennent aux peuples et aux jeunes d’Afrique, inondent nos marchés de biens subventionnés, condamnent nos populations à émigrer.
L’état d’ébranlement de la France au terme de trois semaines d’émeutes en dit long, Monsieur le Président, sur notre enfer dans la mesure où, par ici, le feu couve partout, éclate çà et là, faute de réponses adéquates à une demande sociale forte, qui est d’abord celle des jeunes.

Comme à Clichy-sous-Bois, dans le Val-d’Oise, le Val-de-Marne et ailleurs, ils sont en colère du fait du chômage massif, de la démission et du manque de vision des aînés, décideurs et parents. Ils n’attendent pas au pied des immeubles mais sous les arbres, le long des caniveaux sales qu’ils auraient pu curer et fermer en s’appropriant ainsi leurs quartiers si les milliards qui viennent d’être investis dans l’aménagement de quelques artères, pour votre passage avaient pu être négociés et utilisés autrement (...).

De part et d’autre du mur de Schengen, Monsieur le Président, à Ceuta et Melilla, et dans vos banlieues, ce sont les mêmes jeunes qui viennent de mettre subitement et violemment à nu l’échec lamentable de la mondialisation néolibérale qui a déteint sur la politique de coopération et d’intégration à la française. Ils rappellent que la même logique marchande engendre le même chômage, la même détresse humaine et la même révolte, chez vous, chez nous et ailleurs (...).

L’Afrique et la France ont plus que jamais besoin d’espaces, de dialogue véritable, mais aussi de liberté et de vérité, où la pensée sur les causes et les réponses aux migrations, par exemple, ne sera pas le monopole des pays riches (...).
Ensemble, nous repenserons les accords de partenariat économiques, qu’il s’agisse de l’accord de Cotonou ou du processus de Barcelone, de telle sorte que les peuples d’Afrique, notamment les jeunes, puissent tirer le maximum de profit de leurs richesses : minerais, pétrole, matières agricoles, etc.
Nos élections n’auront plus besoin d’être supervisées et nos élus surveillés et sanctionnés pour mauvaise application de vos instructions, parce qu’ils auront à mettre en oeuvre des politiques économiques que nous aurons convenues avec eux. Elles ne seront pas non plus l’occasion de bousculades ni de tueries parce que nos peuples et surtout les jeunes seront avisés, exigeants et regardants quant à la gestion des ressources que dégageront nos propres efforts de transformation économique, sociale et culturelle.
Dans une Afrique réhabilitée dans ses droits économiques, politiques, sociaux et culturels, Nicolas Sarkozy et autres ultralibéraux, n’auront plus à s’arracher les cheveux quant aux moyens de mieux barricader l’Europe et d’en expulser les non-solvables (...).

Sachant l’importance que vous attachez à la diversité culturelle, vous aimerez, j’en suis persuadée, ces nouvelles cités africaines, gérées par des élus qui privilégient la demande de leurs concitoyens.

Telle est, Monsieur le Président, ma prière de femme noire et africaine, en cette veille de votre arrivée dans cette « ville plate-étalée », pour l’instant « passée à côté de son cri... de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul », comme dirait Aimé Césaire.
Un autre partenariat entre l’Afrique et la France est indispensable.